samedi 3 octobre 2015

Brève carriériste


J’aime mon nouveau boulot, mais il y a un truc, un seul, qui me manque de mon ancien job: les collègues.

Attention, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit : je ne regrette absolument pas Ploc, la limace des enfers (ma tension a chuté depuis qu’il est parti, un truc de fou). Mais la globalité de mes collègues à mon ancien boulot étaient sympas, fun, et surtout, JEUNES.

Parce que mon nouveau travail, bon, je vais pas dire que c’est des vieux, mais en fait si carrément ils sont tous incroyablement vieux.

En gros, on est quatre dans la boîte, et je suis la seule personne de moins de soixante ans, ça te donne une idée je pense.

Aparté : la tu te demandes peut-être pourquoi ces gens travaillent encore, mais faut savoir que déjà, dans ce pays, l’âge minimum légal de départ à la retraite, c’est 65 ans, et puis en sus, le système de retraites est très différent du nôtre (où une génération paye pour la retraite de la génération d’avant). Ici, c’est chacun sa gueule : chaque personne choisit de mettre de côté un pourcentage de son salaire (entre 3% et 8%, selon ce qu’elle peut se permettre) sur un compte d’épargne qui est bloqué jusqu’à ses 65 ans. L’employeur ajoute 3% du salaire sur le compte, et l’État ajoute la même somme. (Du coup, chaque mois, tu mets de côté une somme allant de 9% à 14% de ton salaire mensuel). Et c’est cet argent qui constitue ta retraite. Donc en gros, les sous que tu mets de côté sont proportionnels à ce que tu gagnes. 

C’est cool, hein ? Ça parait bien juste et égalitaire, comme ça, sur le papier, non ?

Sauf qu’en fait, c’est cool uniquement pour les classes moyennes et supérieures qui ont des boulots stables et ininterrompus, mais ça pue un peu du cul pour les smicards ou les intermittents – qui ne peuvent souvent pas se permettre d’ouvrir un compte, et doivent donc bosser grosso modo jusqu’à la mort. Et même ceux qui peuvent se permettre de mettre de l’argent de côté prennent rarement leur retraite a 65 ans. Parce que si tu fais des études ou que tu as une période d’inactivité prolongée (c’est-à-dire, si tu décides d’avoir des gamins) (puisqu’ici il n’y a pas de crèches publiques et que le congé maternité c’est genre trois mois), t’auras pas assez mis de côté une fois arrivé a 65 ans et tu devras continuer à travailler. Résultat, ici, c’est assez normal de bosser jusqu’à 70 ou 75 ans, surtout pour les femmes.

(TL;DR : pas de retraite pour les p’tits vieux.)

Bref, je bosse avec des vieux, et laisse-moi te dire que c’est pas de la tarte.

Déjà, je me sens quelque peu ostracisée au milieu des conversations qui portent toutes sur les cinq mêmes sujets en boucle :

1. Les petits-enfants, ces merveilles 
2. Les enfants, ces gros ingrats
3. Tous les gens qu’on connait qui sont en train de mourir de cancer 
4. Tous les endroits du corps qui font mal (suivi par un chœur de conseils et de remèdes, tous à teneur plus ou moins chamanique)
5. Le rugby (Bon ça c’est pas spécifique aux vieux, mais ça reste hors de ma zone de compétences)

Surtout que c’est une incompréhension qui va dans les deux sens :

- Alors Charlotte, qu’est-ce que tu as fait ce week-end ?
- Pas grand-chose, vendredi soir on est allés chez des amis, on est rentrés tard du coup on a dormi jusqu’à midi, et puis après, j’ai plus ou moins passé le week-end à regarder des séries et à jouer au PC.
- ….Ah.



Et encore, l’autre jour j’ai voulu me rattraper en disant que j’étais allée au cinéma (une activité indémodable), et puis je me suis rappelée in extremis que le film qu’on était allés voir s’appelait Deathgasm et que c’était un film gore avec des démons et du metal et qu’il y a quand même une scène où un démon se fait trépaner avec des godemichés.

(Donc niveau “intergénérationnel”, je pense qu’on repassera.)

(NB : « Deathgasm » est quand même un film absolument mirifique et fabuleux. Va le voir.)

Mais bon, si c’était seulement une question de « small talk », ce ne serait pas vraiment problématique.

Nan, le gros souci de bosser avec des vieux, c’est qu’ils peuvent être juste un poil RIGIDES.

J’en veux pour preuve la méthode de com de l’association, qui se résume à « On a toujours fait comme ça » :

- Et si on proposait une réduction pour les gens qui achètent un lot de 10 sièges ? Ça augmenterait les ventes.
- Non, non, on a toujours fait de la vente au détail, les membres vont être trop confus.



(Trop confus par un procédé qui existe PARTOUT ?)

- Si on remplaçait les liens par des boutons, on aurait plus de clics. C’est plus visible.
- Non, les liens c’est bien, on a toujours fait comme ça. En plus le lien, on sait où on clique, on sait ce que c’est. Tandis que les boutons, c’est dangereux, on sait pas où on va aller. En plus des fois c’est des virus.



(Evidemment.)

Et je te passe le texte des emails qui, quand je suis arrivé, consistait en un copier-coller exact de la PAGE ENTIÈRE correspondante du site web.

- La majorité des gens lisent leur email sur mobile, donc je pense que ce serait plus judicieux de limiter le texte et d’agrandir les images.
- Mais comment ils auront toutes les infos s’ils n’ont pas de texte ?
- Ben on met un lien vers la page de notre site.
- Oui mais non. Moi quand je reçois un email, je veux avoir toutes les infos dessus. Je veux pas cliquer et lire des choses sur un site. Nos membres c’est pareil.
- Et pour les images ?
- Pas d’images, ça sert à rien, ça s’affiche pas.
- Comment ça, ça s’affiche pas ?
- Oui là, dans Outlook, quand je reçois un email avec des images, ça me fait juste une croix. 


- C’est simplement parce que vous n’avez pas configuré Outlook pour qu’il affiche les images. Il faut juste aller dans le menu, ici, et cocher la case, là.
- Oh là là, mais personne ne sait faire ça ! Non non, pas besoin d’images. Juste un grand pavé de texte bien long et détaillé. Comme on a toujours fait. Nickel. 



(Le procédé com de ma boîte, un résumé.)

Et dans le genre « rigide », la palme va sans aucun doute à la collègue de mille ans avec qui je partage mon bureau, et qui pousse le « On a toujours fait comme ça » à des sommets incroyables, par exemple quand on se partage le boulot sur des événements et qu’elle me sort des trucs du genre « il faut aligner les badges par ordre alphabétique, mais de bas en haut, pas de haut en bas. » C’est-à-dire qu’au lieu de les aligner comme ça :

A         D         H
B         E          I
C         F          J

Elle les aligne comme ça :

C         F          J
B         E          I
A        D         H

Alors qu’on est d’accord que c’est l’ordre le plus n’imp nawak du monde, oui ?

Sauf que quand je lui ai fait la remarque, elle m’a répondu :

- Non mais ne t’inquiète pas Charlotte, tu es étrangère, tu ne connais pas encore bien ce pays, mais ici, chez les gens civilisés, on lit de bas en haut.

J’avais un peu envie de lui dire « Et tes romans, Simone, tu les lis de bas en haut aussi ? Et tes listes sur Excel, elles sont de bas en haut ? Tu te foutrais pas un peu de ma gueule par hasard ? ». Mais comme je suis bien élevée et que c’était genre mon troisième jour dans la boîte, j’ai rien dit.

Mais à la réunion pour l’événement d’après, j’ai quand même suggéré que peut-être on pourrait mettre les badges dans l’ordre normal des humains qui ne sont pas des malades mentaux. Chose à laquelle la patronne a répondu :

- Hein ? mais évidemment, qui voudrait les aligner de bas en haut, ça n’a pas de sens ! 


Ce à quoi madame Micheline a pondu toute une rhétorique comme quoi c’était les membres qui s’étaient plaint il y a genre huit mille ans, rapport que c’était trop difficile de trouver leur nom en lisant de haut en bas comme des gens logiques, et du coup c’était son initiative de changer l’ordre mais uniquement pour le bien commun et servir la cause de l’association.

(Le tout sur ton le plus condescendant possible qu’on puisse imaginer.)

(À mi-chemin entre un patron du Medef et un militant meniniste.)

Bref, la big boss a tranché pour l’ordre alphabétique standard. Mais l’autre Ginette, à l’événement d’après, elle est quand même venue me voir en loucedé pour me dire qu’il fallait les aligner dans l’autre sens ! 

(Palme du lâcher prise.)

Et quand je lui ai dit non, elle a serré la bouche comme si elle avait avalé un citron de travers, et elle m’a fait :

- D’accord. Très bien. Eh ben t’as qu’à t’en occuper toute seule, si c’est comme ça !
- Okay.
- …..
- Normalement c’est à moi de faire les badges, mais si tu insistes pour en faire qu’à ta tête, t’as qu’à le faire.
- Pas de problème.
- …..
- Je vais aller aider la patronne à installer la salle, alors.
- C’est ça.
- …..
- Tu sais que normalement c’est à toi de faire ça, mais bon enfin je dis ça je dis rien, vu qu’apparemment t’as décidé de faire les badges, eh ben ma foi fais donc les badges, à ta guise. Enfin bon normalement c’est à toi de faire la salle, voilà, on verra ce que la patronne aura à dire de tout ça, moi apparemment c’est pas ma place de juger, hein.



Han Lucienne dis donc tu m'fous les miquettes, c'est palpable. 

Bon maintenant tu la bouges ta prothèse ou t'attends que j'te pousse?

Conclusion pour ceux qui se posaient la question : les gens n’étaient pas perturbés par l’ordre alphabétique, vu que, pour le coup, il était vraiment dans l’ordre.

(Dis donc j’ai une de ces vies passionnante, moi.)

Sur ce, je te laisse, je dois aller me coucher parce que là j’ai fini ma camomille et avec tout ça il est bientôt 21 heures.

(Allez, un peu de jus de pruneaux, et au lit.)

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